Maintenant tout s'éclairait enfin. La mère avant de mourir avait révélé le nom de son véritable père à Cabrera. On ne saurait jamais quelles furent les motivations de cette femme : des remords, des regrets, le souci de la vérité ? Toujours est-il que, même si près de soixante dix ans s'étaient écoulés depuis les événements divulgués par la mère, les conséquences n'étaient pas nulles.
Cabrera ne pouvait pas être mû par les mêmes raisons que sa mère, cependant il cherchait néanmoins la trace de son père. Cette quête l'avait mené jusqu'à Marseille. Il avait dû reprendre l'enquête avec les maigres éléments de la défunte délestée de son secret encombrant qui maintenant poursuivait son œuvre de persécution dans la génération suivante.
Cabrera avait su rassembler quelques éléments pour venir dans la cité phocéenne et finir dans le quartier du Panier chez la petite vieille qui quelques jours plus tard allait me donner ses coordonnées. La trace de son père génétique s'était arrêtée là pour lui. L'Espagnole n'avait pas eu la présence d'esprit de parler de la fille de Gonzalez et de la S.C.I. sur la place voisine. Ce n'est qu'à la seconde visite, c'est-à-dire la mienne qu'elle l'avait fait.
Cabrera, fils de Ramon Gonzalez, si j'avais pu deviner ça en venant ici ! J'avais bien compris que si un architecte barcelonais menait une recherche pour trouver Gonzalez, c'est qu'il y avait bien une raison mais, je l'avoue : ce n'est pas celle là qui m'était venue à l'esprit.
A bien y réfléchir, quelle autre liaison aurait bien pu exister entre les deux hommes ? Evidemment aucune. L'un a été toute sa vie un pauvre homme en exil en France. Prolétaire d'entre les prolétaires, il avait mené une existence difficile entre une rancœur passée et un espoir pour le futur. L'autre, une cuillère en or dans la bouche dès la naissance, c'est en bourgeois catalan qu'il promena sa silhouette élégante dans une Catalogne qui s'accommoda longtemps, comme le reste de l'Espagne, de la dictature. Ils n'ont rien en commun, socialement c'est une évidence mais même au niveau physique, j'ai beau chercher, je ne vois pas l'ombre d'une ressemblance.
Il achève son récit et je viens de faire le lien avec l'histoire qui me tient à cœur. Je le regarde, le dévisageant presque pour trouver une mimique, une grimace, une manière qui puisse me donner confirmation du lien de sang entre les deux hommes : sans résultat. Un silence plus que pesant s'installe. Je ne sais quelle banalité prononcer pour sortir du blanc. Il y a des moments où c'est très difficile de trouver les mots qui conviennent à la situation.
Je vois bien maintenant que Cabrera ne m'a pas invité au restaurant et ne m'a pas raconté une histoire plus qu'intime par hasard. Je sors pour lui de nulle part et il partage dès le premier jour une révélation, ce n'est pas possible.
Je comprends qu'il attend quelque chose de moi. Il ne tarde pas à reprendre la parole et à retrouver de sa superbe. Il n'est plus l'enfant blessé, presque le bâtard comme quelques minutes auparavant. A nouveau en face de moi, l'architecte sûr de lui a fait son retour. Il abat sa carte joker. Il m'apprend qu'une femme de Marseille, une dénommée Amparo Carmona qu'il avait vue, il y a peu, l'a appelé au téléphone pour lui dire qu'une autre personne lui avait rendu visite et que, comme lui, était à la recherche de Ramon Gonzalez. Il me confie aussi qu'il a demandé à la vieille femme à quoi ressemblait le visiteur et que la description qu'elle lui en a faite correspond assez à la mienne.
Il me tient ! Enfin du moins le croit-il, en m'observant avec un œil inquisiteur. Moi-même je me suis senti pris au piège l'espace d'un instant. Puis mon regard ne soutient plus le sien, et déjà l'emprise me paraît moins forte. Je tourne la tête vers le couple de la table voisine et me voilà capable de jouer les Carvalho. Renifleur de braguette oui mais aussi cynique comme le détective de Montalban. Je ne suis pas tenu à un quelconque langage de vérité vis à vis de Cabrera. Un pacte moral me lie avec Gonzalez, pas avec lui. Il me suffit de me convaincre de cela pour arriver tout de suite à reprendre mes esprits et montrer un air impavide à mon interlocuteur.
Je feins de ne pas comprendre ses propos, je joue l'ignorant. Il insiste mais je résiste avec courage motivé par la volonté de ne rien dire. Il me travaille encore un peu, je remets une couche sur mon guide, pratique la tactique de l'incompréhension et esquive toutes ses attaques.
En quelques jours mes progrès ont été fulgurants au point que j'arrive à m'étonner de la pertinence de mes réponses à ses questionnements !
Il finit par lâcher prise. L'ai-je convaincu ? ou tout simplement se rend-il compte qu'il n'arrivera pas à me faire cracher le morceau, je n'en sais fichtre rien mais je suis assez soulagé de ne plus être sur le grill. La tournure qu'a pris cette fin de repas nous oblige, malgré un certain calme revenu à écourter notre cohabitation.
Ayant repris la main après un court passage à vide de mon adversaire, je lui baratine quelques mots sur notre volonté de collaboration avec lui pour le vade-mecum afin d'essayer de donner des indices de réalité pour justifier notre rencontre pour qu'il ne tente pas d'en savoir plus sur moi et arrive à remonter jusqu'à Saint Saturnin.
Nous nous saluons poliment et je le laisse avec sa femme au restaurant. Cette révélation sur l'identité de Cabrera et sa tentative de m'extorquer des informations sur mes réelles motivations m'ont un peu secoué. J'ai besoin de remettre mes idées à l'endroit. Rien de tel que de flâner en ville. Marcher pour se vider la tête...
Evidemment, j'ai des scrupules à ne pas lui avoir dit la vérité. Quelle que soit l'antipathie que j'ai ressentie pour l'homme, cette fragilité d'un enfant à la recherche de ses origines paternelles m'a quand même ému mais pas au point de trahir Gonzalez. Je tente de comprendre ce qui m'a retenu de « cracher le morceau ». La première des choses c'est assurément que j'attends le feu de vert de Gonzalez. S'il confirme les dires de Cabrera, notamment la relation avec sa mère et qu'il accepte tardivement d'avoir un fils, alors oui, je reviendrai informer l'architecte catalan.
Mais il y a eu une seconde motivation à mon mutisme. Une fois la surprise passée de la découverte d'un fils inconnu, je l'ai jugé selon les critères de son père et ne le trouvant pas digne, j'ai peut-être anticipé sur ce que ferait Gonzalez, je lui ai refusé le droit d'être le descendant de son géniteur naturel, l'obligeant par cela à n'avoir que son père adoptif pour parenté. Je me suis octroyé un pouvoir qui outrepasse peut-être mon mandat mais quelquechose m'interdisait de faire autrement. On ne peut pas dire que je le regrette mais je m'interroge néanmoins.
Pour avoir l'impression du devoir accompli il faudra que je fasse un rapport circonstancié à Gonzalez ; j'ai néanmoins la sensation d'avoir mené l'enquête à son terme même si un sentiment de malaise voire de mal-être s'installe en moi.
Pourtant la désagréable perception que les conclusions ne sont pas celles que le vieil Espagnol aurait aimé qu'elles soient gâche mon plaisir. Après la déception de la découverte de la fille, il m'aurait été plus qu'agréable de sortir de mon chapeau la surprise d'un garçon ignoré jusqu'à alors. Mais je me doute que le tableau que je vais en dresser ne satisfera pas celui qui est plus qu'un client pour moi. Il devient donc inévitable que je gamberge à nouveau, il faudrait être de bois pour ne pas être troublé par cette affaire.
Ma déambulation nocturne m'a mené jusqu'à la statue de Christophe Colomb. Elle m'a fait du bien mais le parcours qu'il me reste à faire en sens inverse va m'obliger à me coucher tard.
Je suis pas très bien dans ma peau tout de même. Le questionnement concernant le jugement de valeur sur les personnes des enfants de Gonzalez n'est pas complètement clarifié dans mon esprit. Ca me renvoie à des thèmes hautement philosophiques, le bien, le mal, le bon, le mauvais. J'ai une fois pour toutes choisi de mettre Gonzalez du côté des bons et les autres du côté des méchants mais c'est un classement subjectif. Il me semble correspondre à un système de valeurs juste mais d'autres paramètres peuvent être pris en compte qui pourraient faire s'écrouler mon édifice intellectuel.
Je repense à Montalban et à son goût pour la cuisine. On peut considérer excessives les louanges qu'attribuent les gourmets à un plat ou à un aliment. On pourrait en dire autant pour les critiques faites à une œuvre ou à un auteur en musique ou en littérature. Bien sûr qu'il y a des critères pour différencier ce qui a une valeur certaine par rapport à autre chose de qualité inférieure mais l'appréciation d'un jour peut être désavoué par un jugement ultérieur, et puis, discipline majeure ou mineure, artiste de premier plan ou secondaire, Péret par exemple incontournable du surréalisme ou simple moine du pape Breton ? De mon point de vue en tout cas plutôt Péret que Dalí, ça ne fait aucun doute !
Surtout ne pas avoir un point de vue définitif ! Pourtant je ne peux donner tort à Montalban. Si on compare le « pan con tomate » catalan et un hamburger : on a deux formes proches du sandwich, on ne peut pas parler de cuisine élaborée. Dans les deux cas du pain, de la tomate, une protéine (du jambon pour l'un, du bifteck pour l'autre) et quasiment rien d'autre. On en revient finalement à la théorie montalbanesque : le ketchup ne peut remplacer la vraie tomate et l'huile d'olive fait toute la différence !
Morale de cette démonstration, même quand les différences sont peu visibles, toute la subtilité se trouve dans les nuances. Presqu'arrivé à ma chambre d'hôtel, j'étais sur le point de me convaincre que j'avais bien agi au restaurant quand le concret s'est bien rappelé à moi. En effet à deux pas de mon lieu d'hébergement, je me fais prendre à parti par un groupe de quelques individus. Il est tard et je suis seul...