Chap. 4 « La commune des Palmares »
J'ai passé une relative bonne nuit. Après avoir éteint l'ordinateur, j'ai un peu tardé à trouver le sommeil car mon esprit ne pouvait s'empêcher d'échafauder des hypothèses et des plans pour la journée du lendemain. Tout en buvant un thé, j'ouvre une carte pour mieux situer Boulvezon. J'avais vu juste pour la situation sommaire et, avant de prendre mon atlas, un détail m'était revenu.
Boulvezon est en face de Maillane. Pour quelqu'un qui ignore tout de la culture de la France du midi, Maillane n'évoque rien mais pour les autres, ce village est la cité d'où est originaire le Poète, l'âme de la Provence, le chantre des cigales...
Je me moque mais je ne suis pas loin de la vérité. Mistral est né à Maillane. Lui, contrairement à Gélu, a toujours sa statue et elle est dans son village. Si ce n'était que ça, il n'y aurait pas de quoi fouetter un chat mais il faut savoir que, déjà, du vivant du grand Frédéric et encore plus depuis sa mort, a été créé là un lieu de culte qui nuit à l'écrivain. Comme je l'ai déjà dit, tout le monde ici connaît Mistral, certains sont capables de le citer par cœur mais peu, au delà de l'idolâtrie béate peuvent envisager l'œuvre en dehors d'un folklore ringard et d'un passéisme conservateur. Dommage.
Maillane se trouve donc réduit au rôle de berceau de notre Homère. L'équivalent pour les provençalistes de Lourdes pour les catholiques. D'ailleurs beaucoup cumulent les deux tares.
Voilà pourquoi, je ne peux m'enlever de l'esprit le souvenir d'un livre de Benjamin Péret qui s'appelle « La commune des Palmares ». La première fois que Frédéric (Grindel, pas Mistral) m'a donné ce titre, j'ai cru que Palmares était employé au sens de liste de lauréats, comme dans le palmarès des chansons ou le palmarès du festival de Cannes. Je ne savais pas qu'il y était question d'un lieu du Brésil qui portait ce nom. Alors bien sûr, en passionné, Frédéric m'avait parlé de l'époque où Péret avait séjourné au Brésil, y avait épousé sa femme puis avait fini par se faire expulser pour activités politiques.
De bon matin, j'ai cette nostalgie qui s'instille doucement par l'intermédiaire de Péret. Pourquoi je pense à « la commune des Palmares » ?, parce que le seul auteur de langue d'oc à avoir eu un prix Nobel de littérature c'est Mistral, donc par voie de conséquence, dans ma tête Maillane est la commune du palmarès. Le complexe est si fort pour les cultures minoritaires que l'on se raccroche où l'on peut. Une reconnaissance internationale du type d'un prix Nobel est donc citée abondamment, montée en épingle, servie à toutes les sauces, à vous en donner la nausée. Surtout quand on sait que cette récompense, il l'a eue à demi avec un écrivain espagnol (tombé depuis dans l'oubli), première injure et second affront non des moindres, grâce au soutien des Allemands pour son travail de philologues et, ceci contre la volonté des Français !
C'est comme ça que l'on crée un réflexe pavlovien : à force d'avoir entendu la rhétorique félibréenne j'associe systématiquement Maillane au Nobel et par extension sur le plan de la Région j'ai fini par oublier ma destination Boulvezon pour sa célèbre voisine Maillane. Je suis sûr que les boulvezonais doivent avoir un complexe, une rancœur à cause de cet anonymat. Aucune célébrité n'y est née, pas une bataille ne s'est déroulée sur son territoire, pas le moindre fait divers à se mettre sous la dent. Boulvezon est le village oublié de l'Histoire.
Pour faire râler les Boulvezonais, il n'y a pas que la proximité de Maillane car si l'on trace un cercle à partir de là, on trouvera aux alentours Saint-Rémy de Provence, les Baux, Fontvieille et son vrai-faux moulin de Daudet, l'abbaye de Frigolet où Mistral alla à l'école, Tarascon célèbre autant pour sa Tarasque que pour son Tartarin ou encore Vallabrègues, pays des vanniers qui doivent eux-aussi leur postérité au Vincent du « Mireille ». Après cet inventaire, on comprendra que les boulvezonais vivent mal le statut de soldat inconnu de la Provence.
Pourtant au côté de ses illustres voisins, Boulvezon devrait goûter à la douceur provençale ; sans industrie ni pollution, le village pourrait être un petit paradis méridional. Longtemps considéré à juste titre comme un lieu insalubre, la trop grande présence de l'eau due à la fois à la présence proche de bras du Rhône, à des canaux et autres roubines a fait pendant des lustres le malheur de l'endroit. La fièvre des paluds, l'invasion des moustiques, des terres agricoles de mauvaise qualité, tout semblait s'acharner sur cette commune. Aujourd'hui les désagréments ont été quelque peu gommés, cependant Boulvezon par un habitat surtout dispersé avec un bien modeste bourg n'a pas le cachet qui ferait venir le touriste et surtout face à la concurrence immédiate.
C'est comme ça, oublions les raisons objectives qui font de ce village l'enfant déshérité de l'illustre famille provençale. Il n'y a peut-être aucune explication rationnelle. Se pose-t-on la question de la réussite de tel ou tel artiste, chanteur, musicien, écrivain qui est couvert de louanges alors qu'à côté de lui, un créateur tout aussi méritant restera dans un anonymat tout aussi injustifié que la gloire de l'autre ? Il suffit souvent de pas grand chose pour donner un coup de fouet ou jeter aux oubliettes. Il n'y a aucune loi scientifique. On a connu des hommes qui ont fini à la fosse commune dont on ne cesse maintenant d'honorer la mémoire, d'autres encensés de leur vivant seront passés sous silence avant même la putréfaction de leur enveloppe charnelle.
Le Félibrige, mouvement intellectuel qui se veut le gardien du travail de Frédéric Mistral, fait de Maillane le centre de l'édifice. Boulvezon ne figure pas au programme du circuit qu'il faut avoir fait si l'on veut marcher dans les traces du poète. Dans un siècle tout ceci ne sera qu'anecdotique !
Une fois mes tartines avalées et mon cul posé sur le siège de la voiture, voilà les pensées qui ont meublé les quelques dizaines de kilomètres qui séparent Saint-Saturnin de Boulvezon.
En entrant dans le village je me demande si j'ai bien fait de venir ici. Dans le même temps, je me dis aussi que depuis le début de cette affaire, je ne cesse de m'interroger sur le pourquoi et le comment.
Une phrase tirée de la poésie « Que font les olives » de Péret me vient à l'esprit et semble convenir idéalement à la situation. Ces deux vers, tout provençal en réflexion devrait les connaître : « Si tu me jettes des olives à la tête une forêt naîtra sous mon crâne ». Péret était plutôt un homme de l'Atlantique... comme quoi il n'y a pas d'atavisme !
Je n'ai pas de réponse à mes questions, alors dans le doute, je ne m'abstiens pas. Seulement je ne sais pas trop comment aborder ce village et ses habitants. De prime abord, la situation paraît plus difficile que dans la ville de Marseille dont l'étendue permet plus de liberté. Boulvezon un dimanche matin, n'a rien à voir avec l'effervescence d'une grande agglomération. Un premier passage en voiture, puis un second ne me laisse que peu d'angle d'attaque.
Tempête d'olives sous un crâne et finalement l'idée géniale surgit. Je me souviens que dans une revue provençale « Prouvenço d'aqui » que je lisais régulièrement pendant mes années de fac pour améliorer mon vocabulaire, apparaissait, souvent des articles d'un chroniqueur qui signait « le félibre de Boulvezon » et que tout le monde savait être Jean Couderle, un écrivaillon sans inspiration qui se contentait de reprendre en plagiant involontairement des poésies d'odes à la nature provençale et à ses habitants, si possible parce que c'est mieux, des paysans.
Son absence de talent et d'originalité n'ont pas permis que lui soit attribué le statut de gloire de Boulvezon qui, pourtant, on l'a vu, en manque cruellement. Certainement lucide, Couderle a arrêté sa production personnelle pour se contenter d'articles d'érudition sur la poésie félibréenne et de monographies sur les lieux qui l'entourent. Un spécialiste des chapelles romanes de son canton et des croix processionnelles. En dehors de ses loisirs, il a toute sa vie travaillé la terre, se rapprochant ainsi des personnages de Mistral. Aujourd'hui il coule une retraite que je crois paisible, continuant ses recherches qui doivent passionner quelques érudits autochtones en mal d'histoire locale.
Au fur et à mesure que je me souviens du pedigree de Couderle, je sais maintenant comment aborder le village.
Arrêt sur un parking où trône la seule et unique cabine téléphonique de Boulvezon. Je croise les doigts pour que l'annuaire qui doit s'y trouver n'ait pas fini en confettis. J'ouvre la porte et le vois, un peu gonflé par une pluie ou deux mais relativement intact. La lettre B comme Boulvezon, à peine trois colonnes sur une page et à la lettre C, un Couderle qui n'est pas sur la liste rouge. Décidément je suis en veine.
Il est midi. La femme de Couderle décroche. Je demande à parler à son mari. Quand il prend le combiné, je lui raconte que je suis un étudiant, une situation que je pense plausible, et lui explique que je fais un travail sur le mensuel provençal pour lequel il collabore. Il ne m'envoie pas sur les roses ; cette entrée en matière réussie, je lui fais comprendre que je suis à Boulvezon et ce que j'espérais se passe, il m'invite à boire le café après le repas.
Je lui laisse une heure pour manger et en profite pour m'acheter une bricole dans la boulangerie de Boulvezon. Ensuite, tout en avalant ma modeste collation, je fais un tour de ville qui sera rapide compte tenu des dimensions de l'endroit.
Avec cinq minutes d'avance je sonne à la porte de Couderle. Il me reçoit poliment. Nous sommes dimanche, ça explique peut-être pourquoi il s'est mis sur son trente et un mais en tout cas le costume de félibre est au complet. La veste de velours, la cravate et la chemise de gardians. Le mimétisme poussé au clonage. Il ne manque que le chapeau pour que j'aie Mistral en face de moi, mais on est à l'intérieur. Je comprends que sa poésie comme sa prose manquent d'originalité, il manque assurément de personnalité, il est un mainteneur, voilà tout.